
Ces aubergines… Je ne peux pas te dire que c’est un goût de mon enfance. Si je le faisais, je te mentirai et je n’aime pas te mentir. Bon… En vrai, des fois j’adore mentir, mais à toi, cher lecteur, jamais je ne ferai ça. Never Ever. Mai. Nunca.
Donc non, ce n’est pas un goût de mon enfance, parce qu’il y a eu un complot pour me les cacher. Ou alors j’étais vraiment un peu cognitivement limitée, mais ça c’est invraisemblable, tu as raison. Ou alors c’est en raison de ce petit, petit moreau de poivron rouge que je voyais… Et qui me faisait si peur. Ça pique. Et je m’en faisais toute une histoire….Peut-être est-ce à cause de mon cousin R qui, pour jouer, me frottait les lèvres avec un petit morceau de ce même piment rouge, quand j’étais enfant. Peut-être que ce doux souvenir d’enfance est effectivement à l’origine de ma légère phobie. Peut-être.
Et puis un jour, j’ai décidé que j’étais grande et j’ai affronté le piment. SuperNinotchka s’est affranchie. Un jour où mon papa revenait d’un voyage chez lui, à Naples. Et zia Chiara lui avait offert un de ses bocaux. Zia Chiara nous offrait toujours l’un de ses bocaux. C’était un cadeau précieux, si précieux, pour nous, ceux qui était si loin. On l’ appelait, on la remerciait et à table on disait toujours « passe-moi le melanzane di zia Chiara ». Ces fameuses.
Il faut savoir que dans cette fraterie, chacun a sa recette-spécialité et chacun à son petit secret, son petit truc qu’il ne fait pas comme l’autre. Et ce n’est pas anodin, ça. Des débats enflammés peuvent surgir sur gli spaghetti alle vongole par exemple : « en blanc » ou avec des tomates fraîches ? Ce type de débat peut durer un repas entier. Et ce débat dure depuis des décennies. Et il y a toujours une partie de la famille qui le fait d’une façon, et l’autre d’une autre. Zia R continue de les faire avec de la tomate et la zia D juste à l’huile d’olive. Et R ne fera jamais la recette de D. Et cher lecteur, ce que je te dis là… Vaut pour toutes, toutes mais alors vraiment TOUTES les familles napolitaines. Tradition de père en fille et de mère en fils !
Le petit secret de Chiara, je ne le connais pas. Et malheureusement il n’est plus possible de lui demander. Et j’ai pas osé demander aux autres zie … Par peur de lancer un débat qui allait m’échapper… Arbitre culinaire sur le groupe WhatsApp n’est pas un métier facile. L’un de ses secrets était sûrement la douceur qu’elle dégageait : son regard, son sourire, son corps, tout en elle était douceur et câlins. La plus discrète sûrement et si attachante. Elle avait prévu pour toutes les cousines, des trousseaux de linge pour quand on serait indépendantes. Un brin désuet peut-être. Et pourtant en y repensant, c’est un geste plein d’amour que je n’ai peut-être compris que trop tard. Je sais en revanche qu’elle savait qu’on savourait ses aubergines avec parcimonie. Limités en quantité, on se battait pour en manger une. Des Sorrentini autour du bocal, ça peut être violent.
Papa revenait alors avec son bocal d’aubergines, qui voyageait entouré de mille feuilles de papier journal… « non si sa mai! ». Et on le mangeait petit à petit, avec précaution et amour, en espérant qu’il ne termine jamais. Le mieux du mieux, c’était de l’accompagner de la cotoletta alla milanese… L’aubergine lui donne ce petit twist de léger piquant, que tu n’as même pas l’impression de manger de la friture…
Bon, revenons à notre bocal qui ne devait pas finir mais qui finissait, inévitablement. On attaquait ensuite l’étape de « finiamo il barattolo » : c’est à dire… Finissons le bocal en sauçant l’huile restant, avec du pain, de l’huile gorgée de goût d’aubergines et de piment. Et puis… Bah le bocal, finissait vraiment cette fois-ci.
Et je crois que c’est ce qui a décidé un jour mon père et ma mère, en bons italiens à l’étranger, à franchir le fatidique cap et à faire des aubergines à l’huile.
Et puis, j’ai eu droit moi aussi à mon bocal. Un bocal rien qu’à moi, pour mon appartement. Et nous le mangions, petit à petit. Oui, j’ai eu la générosité de le partager. Et il n’était pas encore fini… que mon papa est parti. Ce bocal, je ne l’ai jamais terminé. Il est resté dans mon frigo, au moins un an… Le bocal a même déménagé, une fois. Et je ne l’ai quand même pas fini.
Après avoir apprivoisé le piment, j’ai il y a quelques mois apprivoisé de nouveau le goût de ces aubergines à l’huile. Et j’ai décidé d’en préparer. Pour qu’on puisse retrouver ce moment magique où l’on ouvre et on entend le clack-c’est un bruit que ma maman imite très bien, tu le sauras- pour qu’on débate pendant des heures sur ce que j’aurais dû mettre que je n’ai pas mis, sur ce que j’ai trop mis, sur il faut du basilic ou de l’ origan ou rien du tout… Pour qu’on puisse se sentir un peu avec eux, autour du bocal, à saucer sans retenue. La recette est là !